samedi 13 avril 2024

Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

         L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

Tout système économique institutionnalisé sous la forme d’un état, de lois, etc … requiert l’existence d’un facteur subjectif permettant le maintien (conscient ou nom) de ce système lui-même. Il faut en effet un certain degré d’acceptation de l’ensemble du système économique pour que les agents de celui-ci ne songent à ne même pas avoir l’idée de le changer dès lors qu’ils en percevraient la nuisance pour leur intérêt propre. Pour le dire de manière plus synthétique à toute époque économique correspond une idéologie qui doit fonctionner à la fois comme mythe fondateur de l’ordre ambient et horizon indépassable de celui-ci.

 

Cela s’applique aux sociétés dans lesquelles des intérêts divergents sont en jeu entre les membres du groupe social, où des séparations en ordres, corporations, classes, viennent cliver le corps social : accumulation de richesses et de biens d’un côté (avec monopole des lois et de la force), dépossession du pouvoir politique, économique, militaire, d’un autre côté. Cela ne concerne pas les sociétés dites « premières ».

 

C’est à partir de là qu’il nous semble intéressant de faire appel à Max Weber (1864 1920), afin de montrer en quoi l’idéalisme philosophique a pu imprégner la sociologie naissante en cette fin du 19ième siècle. Et au-delà, toute une école de pensée.

 

Weber tend à affirmer que le facteur subjectif est premier et autonome, voire extérieur à l’ordre capitaliste. Il pense que certains développements du protestantisme auraient été le siège et le cadre d’une mutation des mentalités et des croyances religieuses introduisant la phase du développement capitaliste de l’économie.

Selon ce point de vue, les « idées » de quelques-uns (les protestants   - Et chez Weber il s’agit d’une fraction bien particulière de ceux-ci).          
Comment cela serait-il rendu possible ?

Weber n’examine pas les textes doctrinaux de Calvin lui-même, mais les textes plus tardifs des sectes puritaines du XVIIe siècle. Il relève l’existence de quatre orientations différentes dans les sectes puritaines : le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme (curieux mélange lorsqu’on connait la position de Calvin par rapport aux autres !) Dans le calvinisme, explique Weber, le dogme le plus important est celui de la prédestination : en créant le monde, Dieu a déterminé, dès l’origine, les élus et les damnés, ceux à qui la grâce sera accordée et ceux à qui elle sera refusée. Ce décret impénétrable à l’entendement humain libère de toute théodicée – puisque le décret divin est incompréhensible à l’homme, ce dernier n’a plus à chercher à comprendre l’imperfection d’un monde créé par un dieu bon et juste – et plonge le croyant dans une solitude intérieure inouïe, dit Weber (Weber 1905, ETh P. p. 105), puisque se pose au croyant la question de sa situation religieuse, c’est-à-dire de son salut, ce qui d’un point de vue religieux est la seule question d’importance. L’action dans le monde, méthodique, systématique et donc rationnelle, n’a rien à voir avec une recherche du salut au travers des œuvres : l’action elle-même ne peut rien changer au décret initial pris par Dieu, l’ascèse intramondaine ne sert pas à « acheter » son salut, elle ne sert qu’à délivrer de l’angoisse devant le décret éternel (ibid., p. 128). Ce qui anime le puritain dans la conduite pratique de la vie, ce qui le pousse à rationaliser son activité laborieuse ici-bas d’une manière systématique et méthodique, c’est le fait de chercher la confirmation renouvelée de la grâce au travers de l’activité laborieuse.
 Le dispositif est le suivant : sur la base d’une adhésion aux dogmes religieux réformés, le croyant se trouve dans une position d’ignorance sur son salut éternel et donc dans une grande angoisse puisqu’aucun réconfort ne peut provenir de l’Église en tant qu’institution de la grâce. Cette situation devrait logiquement conduire à un comportement fataliste. Tel n’est pas le cas du calviniste une fois acceptée l’idée de la confirmation dans l’activité professionnelle profane conçue comme un commandement divin (augmenter la gloire de dieu) et comme un moyen d’obtenir, non pas le salut (le salut par les œuvres), mais comme recherche méthodique des signes de l’élection. D’où cette conduite de vie entièrement rationalisée de la part du croyant et une activité systématique en « affinité élective » avec l’esprit du capitalisme, au sens où le capitaliste est soumis à une discipline de vie dans laquelle la richesse est recherchée non pour être consommée, mais pour être réinvestie. Pour Weber cela coïncide pour le mieux avec l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire avec « la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire méthodiquement à un profit légitime au plan rationnel » (ibid., p. 45). Il en résulte « un ethos de la profession spécifiquement bourgeois » (ibid., p. 244).».                                   
Mais une fois ce cadre typiquement idéaliste – chimiquement pur -  de la réalisation idées 
à capitalisme, Weber se rend compte que quelque chose cloche. « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l’être. » Le capitalisme « détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme — et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique  le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’un ’léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter’. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». Quelle solution donc ?  « Fatalité »,  « Cage d’acier» sont-ce des concepts philosophiques, sociologies opératoires ? Pour Weber il faut en revenir, encore et toujours aux sources « l’éthique protestante » en se référant à : « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses ». En bon idéaliste philosophique Weber part de l’irrationalisme (religieux) pour … y revenir !.  De plus, Weber ne conçoit pas la possibilité de remplacer la logique autarcique de la valeur qui s’auto-valorise par un contrôle démocratique de la production. (cf  J.M. Vincent)


Alors que reste-t-il des prétentions explicatives de Weber ? Weber, observateur fataliste et résigné d’un mode de production et d’administration que lui semble inévitable. Peu de choses, si ce n’est une influence considérable sur sa tentative de définition de l’origine du capitalisme dans les universités jusqu’à nos jours. Universités par ailleurs toujours satisfaites par l’irrationalisme de Nietzsche, Heidegger, Arendt, Schmitt … Le matérialisme fait peur et la nostalgie, l’obscurantisme, l’irrationalisme, sont devenus la Doxa.

Ce que Weber, contrairement à Marx, n’a pas saisi, c’est la domination, sur les activités humaines, de la valeur d’échange. Les mécanismes de la valorisation et les automatismes inscrits dans les échanges marchands conduisent à une monétarisation des relations sociales et à une « dépoétisation » du monde — c’est-à-dire à la fois le devenir prosaïque marchand de la vie et le dépérissement de l’expérience et de la
« poiêsis».

 

Aussi bien Marx que Weber partagent l’idée d’une irrationalité substantielle du capitalisme — qui n’est pas contradictoire avec sa rationalité formelle ou partielle. Tous les deux se réfèrent à la religion pour essayer de rendre compte de cette irrationalité.

 

Pour Weber, c’est l’origine de cet irrationalisme, de ce « renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel » qu’il s’agit d’expliquer, et il propose de le faire en se référant à « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses » : l’éthique protestante. Pur idéalisme répétons-nous.

 

Pour Marx, l’origine du capitalisme ne renvoie pas à une éthique religieuse génératrice d’épargne, mais plutôt au processus brutal de pillage et expropriation qu’il désigne par le terme d’accumulation primitive du capital. La référence à la religion joue néanmoins un rôle important pour comprendre la logique du capitalisme comme « renversement ». Mais pour lui il s’agit moins d’un déterminant causal comme chez Weber que d’une affinité structurelle : l’irrationalité est une caractéristique intrinsèque, immanente et essentielle du mode de production capitaliste comme processus aliéné semblable dans sa structure à l’aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs propres produits — respectivement l’Argent et Dieu.

 

C’est en explorant les affinités électives entre les critiques wébérienne et marxiste du capitalisme, et en les fusionnant dans une démarche originelle que Lukacs a produit la théorie de la réification. Une innovation théorique des plus importantes et des plus radicales de la pensée marxiste au XXe siècle.


Bibliographie succincte : Ethique capitalisme (Max Weber)  - Marx et Weber critiques du capitalisme (M. Löwy) – Economie et religion : une critique de M. Weber  (K. Samuelson) – M. Weber et le sens des limites (G Noiriel – Genèses 32).

jeudi 11 avril 2024

Sujet du Merc. 17 avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

Tout système économique institutionnalisé sous la forme d’un état, de lois, etc … requiert l’existence d’un facteur subjectif permettant le maintien (conscient ou nom) de ce système lui-même. Il faut en effet un certain degré d’acceptation de l’ensemble du système économique pour que les agents de celui-ci ne songent à ne même pas avoir l’idée de le changer dès lors qu’ils en percevraient la nuisance pour leur intérêt propre. Pour le dire de manière plus synthétique à toute époque économique correspond une idéologie qui doit fonctionner à la fois comme mythe fondateur de l’ordre ambient et horizon indépassable de celui-ci.

Cela s’applique aux sociétés dans lesquelles des intérêts divergents sont en jeu entre les membres du groupe social, où des séparations en ordres, corporations, classes, viennent cliver le corps social : accumulation de richesses et de biens d’un côté (avec monopole des lois et de la force), dépossession du pouvoir politique, économique, militaire, d’un autre côté. Cela ne concerne pas les sociétés dites « premières ».

C’est à partir de là qu’il nous semble intéressant de faire appel à Max Weber (1864 1920), afin de montrer en quoi l’idéalisme philosophique a pu imprégner la sociologie naissante en cette fin du 19ième siècle. Et au-delà, toute une école de pensée.

Weber tend à affirmer que le facteur subjectif est premier et autonome, voire extérieur à l’ordre capitaliste. Il pense que certains développements du protestantisme auraient été le siège et le cadre d’une mutation des mentalités et des croyances religieuses introduisant la phase du développement capitaliste de l’économie.

Selon ce point de vue, les « idées » de quelques-uns (les protestants   - Et chez Weber il s’agit d’une fraction bien particulière de ceux-ci).    
       

Comment cela serait-il rendu possible ?

Weber n’examine pas les textes doctrinaux de Calvin lui-même, mais les textes plus tardifs des sectes puritaines du XVIIe siècle. Il relève l’existence de quatre orientations différentes dans les sectes puritaines : le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme (curieux mélange lorsqu’on connait la position de Calvin par rapport aux autres !) Dans le calvinisme, explique Weber, le dogme le plus important est celui de la prédestination : en créant le monde, Dieu a déterminé, dès l’origine, les élus et les damnés, ceux à qui la grâce sera accordée et ceux à qui elle sera refusée. Ce décret impénétrable à l’entendement humain libère de toute théodicée – puisque le décret divin est incompréhensible à l’homme, ce dernier n’a plus à chercher à comprendre l’imperfection d’un monde créé par un dieu bon et juste – et plonge le croyant dans une solitude intérieure inouïe, dit Weber (Weber 1905, ETh P. p. 105), puisque se pose au croyant la question de sa situation religieuse, c’est-à-dire de son salut, ce qui d’un point de vue religieux est la seule question d’importance. L’action dans le monde, méthodique, systématique et donc rationnelle, n’a rien à voir avec une recherche du salut au travers des œuvres : l’action elle-même ne peut rien changer au décret initial pris par Dieu, l’ascèse intramondaine ne sert pas à « acheter » son salut, elle ne sert qu’à délivrer de l’angoisse devant le décret éternel (ibid., p. 128). Ce qui anime le puritain dans la conduite pratique de la vie, ce qui le pousse à rationaliser son activité laborieuse ici-bas d’une manière systématique et méthodique, c’est le fait de chercher la confirmation renouvelée de la grâce au travers de l’activité laborieuse.

 Le dispositif est le suivant : sur la base d’une adhésion aux dogmes religieux réformés, le croyant se trouve dans une position d’ignorance sur son salut éternel et donc dans une grande angoisse puisqu’aucun réconfort ne peut provenir de l’Église en tant qu’institution de la grâce. Cette situation devrait logiquement conduire à un comportement fataliste. Tel n’est pas le cas du calviniste une fois acceptée l’idée de la confirmation dans l’activité professionnelle profane conçue comme un commandement divin (augmenter la gloire de dieu) et comme un moyen d’obtenir, non pas le salut (le salut par les œuvres), mais comme recherche méthodique des signes de l’élection. D’où cette conduite de vie entièrement rationalisée de la part du croyant et une activité systématique en « affinité élective » avec l’esprit du capitalisme, au sens où le capitaliste est soumis à une discipline de vie dans laquelle la richesse est recherchée non pour être consommée, mais pour être réinvestie. Pour Weber cela coïncide pour le mieux avec l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire avec « la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire méthodiquement à un profit légitime au plan rationnel » (ibid., p. 45). Il en résulte « un ethos de la profession spécifiquement bourgeois » (ibid., p. 244).».   
                                 

Mais une fois ce cadre typiquement idéaliste – chimiquement pur -  de la réalisation [idées 
à capitalisme], Weber se rend compte que quelque chose cloche. « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l’être. » Le capitalisme « détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme — et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique  le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’un ’léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter’. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». Quelle solution donc ?  « Fatalité »,  « Cage d’acier» sont-ce des concepts philosophiques, sociologies opératoires ? Pour Weber il faut en revenir, encore et toujours aux sources « l’éthique protestante » en se référant à : « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses ». En bon idéaliste philosophique Weber part de l’irrationalisme (religieux) pour … y revenir !.  De plus, Weber ne conçoit pas la possibilité de remplacer la logique autarcique de la valeur qui s’auto-valorise par un contrôle démocratique de la production. (cf  J.M. Vincent)


Alors que reste-t-il des prétentions explicatives de Weber ? Weber, observateur fataliste et résigné d’un mode de production et d’administration que lui semble inévitable. Peu de choses, si ce n’est une influence considérable sur sa tentative de définition de l’origine du capitalisme dans les universités jusqu’à nos jours. Universités par ailleurs toujours satisfaites par l’irrationalisme de Nietzsche, Heidegger, Arendt, Schmitt … Le matérialisme fait peur et la nostalgie, l’obscurantisme, l’irrationalisme, sont devenus la Doxa.

Ce que Weber, contrairement à Marx, n’a pas saisi, c’est la domination, sur les activités humaines, de la valeur d’échange. Les mécanismes de la valorisation et les automatismes inscrits dans les échanges marchands conduisent à une monétarisation des relations sociales et à une « dépoétisation » du monde — c’est-à-dire à la fois le devenir prosaïque marchand de la vie et le dépérissement de l’expérience et de la « poiêsis».

 Aussi bien Marx que Weber partagent l’idée d’une irrationalité substantielle du capitalisme — qui n’est pas contradictoire avec sa rationalité formelle ou partielle. Tous les deux se réfèrent à la religion pour essayer de rendre compte de cette irrationalité.

 Pour Weber, c’est l’origine de cet irrationalisme, de ce « renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel » qu’il s’agit d’expliquer, et il propose de le faire en se référant à « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses » : l’éthique protestante. Pur idéalisme répétons-nous.

 Pour Marx, l’origine du capitalisme ne renvoie pas à une éthique religieuse génératrice d’épargne, mais plutôt au processus brutal de pillage et expropriation qu’il désigne par le terme d’accumulation primitive du capital. La référence à la religion joue néanmoins un rôle important pour comprendre la logique du capitalisme comme « renversement ». Mais pour lui il s’agit moins d’un déterminant causal comme chez Weber que d’une affinité structurelle : l’irrationalité est une caractéristique intrinsèque, immanente et essentielle du mode de production capitaliste comme processus aliéné semblable dans sa structure à l’aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs propres produits — respectivement l’Argent et Dieu.

 C’est en explorant les affinités électives entre les critiques wébérienne et marxiste du capitalisme, et en les fusionnant dans une démarche originelle que Lukacs a produit la théorie de la réification. Une innovation théorique des plus importantes et des plus radicales de la pensée marxiste au XXe siècle.


Bibliographie succincte : Ethique capitalisme (Max Weber)  - Marx et Weber critiques du capitalisme (M. Löwy) – Economie et religion : une critique de M. Weber  (K. Samuelson) – M. Weber et le sens des limites (G Noiriel – Genèses 32).

samedi 6 avril 2024

Sujjet du Mercredi 10 Avril 2024 : Hannah Arendt :l'imposture.

 

                       Hannah Arendt : l’imposture.   
                        « L'imposture qui veut qu'on oublie l'essentiel pour privilégier le circonstanciel. »

Arendt est connue pour son travail sur le « totalitarisme » et ses jolis slogans, dont « la banalité du mal », ânonnés en cours de philo comme une vérité sûre.  
Mais d’où parle-t-elle ?  « Si je devais vraiment dire d’où je viens, je dirais : de la philosophie allemande ! »

Mais sous une telle revendication pourraient être enrôlés quantité de philosophes allemands, si on remontait le temps qui sépare Heidegger de Nietzsche ; pour autant, ils ne sauraient valoir pour « la » philosophie allemande.  
Dans le cas de Hannah Arendt, il ne serait pas pertinent de rappeler que chaque nouvelle philosophie s’est toujours présentée comme une rupture que l’état antérieur aurait rendue nécessaire, comme si chaque philosophie avait à inventer à nouveaux frais ce qu’il en est de la philosophie et de la vérité : c’est qu’Arendt n’a cherché à rédiger ni une philosophie, ni des ouvrages de philosophie. Son ultime ouvrage « la vie de l’esprit » mériterait à lui seul une profonde discussion, pour une fois, philosophique (un sujet à venir ?)
Mais posons quelques jalons : La légende d’une Arendt progressiste, antitotalitaire et de gauche est entretenue en France depuis les années 2000. Pour faire craquer le vernis il importe donc de comprendre ce qui se cache sous les contresens et le brouillage intellectuel mis en place par Arendt elle-même.        
Commençons par un petit florilège avant de nous attaquer à certains ouvrages. Une sorte d’échauffement avant l’effort :        
« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue (NdR : « les droits de l’homme »). En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ». Les liens nationaux sont supérieurs aux droits humains et accorder des droits « universels » à des « sauvages nus » revient à ramener les nations civilisées au rang de sauvages ».
On reconnait ici le thème du « Blut und boden » (le sol et le sang) qui fut le socle constitutif de l’idéologie nazie.       

Pratique : années 1950, Arkansas USA. Neuf lycéens noirs avaient cherché pacifiquement à faire valoir leur droit de fréquenter une école publique anciennement réservée aux blancs (Affaire des « neuf de Little Rock ». Arendt écrit : « Réflexions sur Little Rock ». Sous l’influence de la Révolution française, la notion de sphère publique a été étendue aux questions sociales telles que le travail ou le logement. Elles viennent envahir le domaine du politique, à savoir la liberté, ce que désapprouve Arendt. Car pour elle, la ségrégation des Noirs est une question d’ordre social. Cela signifie, suivant son schéma de pensée, qu’en ordonnant la déségrégation, les autorités politiques (parmi lesquelles elle inclut la Cour suprême), s’immisceraient dans des affaires ne concernant pas leur champ de compétence. C’est la raison pour laquelle elle conteste au « gouvernement tout droit de [lui] dire en compagnie de qui [son] enfant reçoit cette instruction » (in « Réflexions sur Little Rock »).     
Contre l’universalisme hérité des Lumières et de la Révolution française, Arendt promeut en conséquence une pensée communautariste de type anglo-américain. Selon cette approche, chaque communauté est libre de vivre avec les siens sans que les pouvoirs publics puissent la contraindre à s’ouvrir. Comme l’affirme Arendt, si en tant que Juive, elle veut passer ses vacances au milieu d’autres Juifs, personne ne saurait l’en empêcher. La ségrégation serait la conséquence de la liberté de constituer une communauté !      

Arendt et le travail :    
Dans « La condition de l’homme moderne », le parti-pris de repérer de l’absolument nouveau dans les Temps présents, qui accompagne l’introduction de la conception du totalitarisme et tourne le dos aux Temps de la modernité des Lumières, conduit Arendt à poser la partition : travail/œuvre/action. La fonction de cette partition a pour enjeu manifeste d’accorder à l’action (qui n’est pas un fabriquer, et qui, par suite, ne vise à aucun accomplissement et ne s’évalue nullement à une quelconque effectivité utilitaire) une valeur absolue et d’en faire le critère de l’humain. En réservant la vie à la condition humaine du travail, l’œuvre à l’appartenance au monde, et l’action et la parole, seules à être du registre de la pluralité, à ce qui fait la valeur de l’homme, comme être en communauté, Arendt disqualifie le travail, et, avec lui, le rôle des travailleurs et leur rôle social.  
Ceux-ci relèvent de l’animal social et non de l’humain, proprement dit. Les travailleurs sont relégués au rang de l’animalité de l’homme et ne sont pas des hommes authentiques. Dans un même mouvement, Arendt coupe le politique du social (envers lequel elle affiche un mépris sans bornes), l’action et la parole de la satisfaction de la vie, et rejette les travailleurs dans les ténèbres des brutes. Le dispositif désarticule complétement la vie sociale et la vie politique, entérine la répudiation de la question de la société au profit de la communauté d’un « nous » sûr de lui, disqualifie le rôle des travailleurs, de sorte que l’on pourrait dire que « l’assiette » de la circulation de la parole et de la compétition dans l’action est ici bien restreinte, et se réduit à une démocratie entre les « meilleurs ». Dès lors qu’en est-il de cet élargissement (l’espace social, le « nous ») si l’animal laborans en est d’emblée exclu ? ».

Cet aristocratisme désincarné n’est pas seulement l’expression d’une pensée ordinairement conservatrice, voire réactionnaire, car elle se trouve articulée à un couple notionnel qui oppose la vie animale partagée par toutes les espèces vivantes (qui inclurait le travail et à laquelle serait ainsi rabaissé le souci de la société et l’intérêt pour les questions sociales) à la vie authentiquement humaine. Voilà l’humanité divisée entre une pure et simple animalité sans distinction avec les autres espèces vivantes, d’un côté, et une autre humanité, qui, seule, mérite son nom. Le jargon de l’authenticité vient cliver l’humanité et opérer une discrimination entre ce qui est rejeté dans l’inhumanité de l’homme et ce qui est seul représente son humanité.

Arendt entend poursuivre la pensée d’Aristote, et se recommande ici d’une distinction qui serait grecque, et précisément aristotélicienne entre la vie comme zoe et la vie comme bios. Or, comme le démontrent les philologues hellénistes comme Laurent Dubreuil, cette différence entre zoé et bios ne se trouve pas ni dans la langue grecque ni dans la pensée d’Aristote qui utilise indifféremment les deux termes de sorte qu’ « en aucun cas, bios n’est réservé aux humains, ni à l’exercice politique » (L. Dubreuil). On mesure par là le pas de géant que fait Arendt dans la récusation d’une commune mesure entre les hommes, allant bien au-delà d’une position conservatrice et bien au-delà des distinctions grecques, lesquelles, pour leur part, ne divisent pas la nature humaine entre les hommes de zoé (inauthentiques) et les hommes de bios (authentiques). Cette distinction est essentielle dans l’ouvrage d’Arendt La condition de l’homme moderne. Or, il est significatif que, tout entière lestée de sa falsification des grecs et de son idéologie contre ceux qui ne sont pas des hommes, qui ne vivent ni ne meurent en hommes, cette distinction provient en droite ligne de la pensée de Heidegger : dans son cours sur « Le Sophiste », Heidegger avait été le premier à avancer cette distinction, sous le couvert d’Aristote, entre zoé « la vie au sens de la subsistance propre aux hommes en liaison avec les bêtes et les plantes » et bios, « la vraie vie au sens de l’existence caractérisée par la poursuite d’une action en vue d’une fin », en l’attribuant à Aristote. Ainsi, Arendt s’appuie sur un partage qui consacre un rejet de certains hommes (tout le peuple laborieux « animal laborans ») dans les ténèbres de l’animalité et de l’inhumain et contresigne une distinction venue d’un penseur nazi : Natalité/mortalité. On mesure là aussi combien Arendt pense, sans que cela ne vienne en rien la troubler, dans la culture nazie et combien certains des couples de concepts les plus opératoires sont, pour ainsi dire, autant de variations sur des thèmes de l’idéologie allemande du nazisme. Elle les refait fonctionner en même temps qu’elle les réhabilite et les popularise. C’est sur une telle base ontologique qu’Arendt en vient à critiquer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui reconnaissait à tous une égale dignité en vertu du seul critère de la naissance. Dans une lettre de 1964 à son amie Mary Mc Carthy, elle écrit au sujet de l’égalité : « Le vice principal de toute société égalitaire est l’envie (…). Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont, et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité ».           

La banalité du mal ?    
Quelques mois après le procès d’Adolf Eichmann, Arendt publie « Eichmann à Jérusalem ». Elle y forgeait un concept désormais célèbre : la « banalité du mal ». La « banalité du mal » désignait pour Arendt cet écart glaçant entre l’énormité du crime et la médiocrité de ses auteurs. Elle y voyait en outre la confirmation de sa théorie du totalitarisme et de la destruction de l’individualité par la domination des bureaucraties de masse. Elle prétendait enfin rompre avec une compréhension millénaire du mal comme fruit de mobiles malveillants, animant des monstres que leur perversité séparait du commun des mortels. Pour elle, Eichmann ne pensait pas. Mais cette vision toute Arentdienne correspond-elle à la vérité et que sous-tend elle ?    
Un concept historiquement inexact : Arendt reprend la ligne de défense d’Eichmann lui-même, il nous fait croire qu’il n’aurait été mu par aucune intention maligne et qu’il agissait sans penser (à mal). On ne doit pas me condamner, plaidait l’ancien SS, car je ne faisais qu’obéir aux ordres et je n’étais qu’un modeste rouage de la mécanique nazie. Mais Eichmann a pris des initiatives et a fait preuve d’une inventivité lugubre – manifestant une « énergie obsessionnelle de ne laisser échapper aucun juif ». Le concept de « banalité du mal » élève ainsi à la dignité philosophique un autoportrait complaisant d’Eichmann en victime du système. Et il donne une noblesse métaphysique usurpée aux mensonges historiques d’un accusé soucieux de sauver sa peau. Nous savons qu’Eichman fut au contraire un fonctionnaire très zélé, y compris lors de la « nuit de cristal » durant laquelle il cassait, avec ses subordonnés, des objets religieux dans les synagogues. Allant jusqu’à menacer de se suicider, arme à la main, dans les bureaux nazis pour qu’on l’autorise à accélérer la déportation des juifs …    
Arendt, elle, était soucieuse de sauver la « pensée » – la culture et la philosophie allemandes. La « banalité du mal » vient ainsi reproduire le geste des théodicées classiques : le mal est partout, et Dieu est l’auteur de toute chose. « Mais si ce Dieu est celui qui a permis le mal, comment peut-il encore être bon ?» Il s’agissait, pour des auteurs comme saint Thomas, de montrer que le mal n’existe pas : il n’est que manque et privation. Le seul coupable est l’homme « grâce » à son libre arbitre. Arendt, reprend ce thème pour sauver la haute culture : «La cause à défendre est celle de la pensée comme source du bien […]. Si Eichmann ne pense pas, alors la pensée est sauve.» Pour rendre plausible cette thèse, il faut malheureusement s’éloigner des faits – oublier que les nazis savaient ce qu’ils faisaient et s’y dévouaient avec un fanatisme assumé. Il faut également remplacer l’analyse minutieuse des causes historiques transformant des gens ordinaires en tueurs froids par une thèse métaphysique tellement abstraite qu’elle finit par ne plus rien dire du tout : « On peut empiler des cadavres, exhiber les criminels ; on pourra toujours continuer à dire que le mal n’existe pas, qu’il est banal, radical ou absolu. A ce niveau de généralité, […] c’est devenu un énoncé métaphysique qui semble dire quelque chose sur la réalité, mais qui n’a plus de pertinence. » (I.Delpla).
Problème méthodologique : Le problème, c’est que la notion de la « banalité du mal présente aussi un défaut de fabrication majeur : « Arendt n’était présente que lors des journées d’ouverture du procès, dans laquelle la défense présentait son point de vue. Après son départ les pièces à conviction et les témoignages présentés montraient Eichmann come comme beaucoup plus activement engagé. La vision de Arendt est liée au matériel partiel auquel elle a été exposée » D. Cesarini.     
Non, le mal n’est pas banal – il ne surgit pas tout armé du néant de la pensée. C’est un produit politique dont les origines : nationalisme, racisme, propagande, conformisme … sont parfaitement analysables. Si l’on veut s’y opposer, l’illusion métaphysique, idéaliste, ne sert à rien.

 

Note à l’attention des élèves et étudiants en philosophie : Attention, continuez de faire semblant de vénérer Hannah Arendt dans vos copies, car vos profs la vénèrent ! Au lycée ils ne sont au courant de rien, et à la fac , ils sont compromis.

 

Bibliographie succincte :

 

Entre Chiens et Loups. Dérives politiques dans la pensée allemande que 20ième sicle – Edith Fuchs – Editions du félin – 2011.

 

Une histoire consternante. Pourquoi des philosophes se laissent corrompre par le « cas Heidegger » - Hassan Givsan PUF – 2011.

 

Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée Emmanuel Faye  Albin Michel  - 2016.


Adolf Eichmann – David Cesarini –Tallandier – 2021.   

Le mal en procès - Eichmann et les théodicées modernes - Isabelle Delpla – 2011.

mardi 2 avril 2024

Sujet du Merc. 03 Avril 2024 : Notre société est-elle trop individualiste ?

 

Notre société est-elle trop individualiste ?


Notre société serait celui du règne de l’individualisme. Ainsi sont pointées du doigt la précarisation de nos liens et une prétendue fragmentation de la société. Mais quand est-il vraiment ?

L’individualisme serait souvent perçu comme le mal fondamental de notre monde occidental d’aujourd’hui. Mais qu’est-ce que l’on entend par ce mot ? Est-ce que cela signifie un pur renfermement sur soi ou bien l’individualisme vient-il révéler notre personnalité ? Si c’est le mal du siècle de quelle sorte de liens s’agit-il, liens communautaires, liens religieux, liens familiaux ou liens militants ?

En penseur du XIXe siècle, Tocqueville s’interroge sur l’affaiblissement des liens traditionnels dans le nouvel ordre social que représente la démocratie.

Pour lui, la démocratie favorise l’émergence d’un individu émancipé de ses attaches traditionnelles. Celui-ci se préoccupe avant tout de lui-même, de sa famille et amis proches au préjudice de la société dans son ensemble. Ce repli des individus sur la sphère privée et le désintérêt pour la chose publique qui en découle sont deux caractéristiques majeures de la démocratie.

 

Ainsi, l’individualisme est un sentiment spécifique aux systèmes démocratiques. Tocqueville définit l’individualisme comme le « sentiment qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ».

Pour Tocqueville, l’individualisme se développe d’autant plus que les conditions s’égalisent. Un tel constat l’amène à voir dans la démocratie un régime qui s’autodétruit de l’intérieur. La démocratie nourrit des idéaux qui sont les germes de sa propre destruction.

Pour autant, l’individualisme est un « sentiment réfléchi ». Tocqueville différencie égoïsme et individualisme. Le premier constitue un « sentiment dépravé », qui consiste en une passion exagérée de l’individu pour lui-même. L’individualisme est le résultat de l’égalisation des conditions, grâce à laquelle l’individu peut se suffire à lui-même ; en cela il est un « sentiment réfléchi ».

 

Mais placer l’individu au centre ne permet-il pas d’être plus attentif à nos droits, et donc à la réflexion politique qui en découle ?

 

En fait la perception de l’individualisme varie d’une personne à l’autre et d’une société à l’autre. Et il est difficile à vrai dire de sortir d’une subjectivité voire d’une sensiblerie mal placée

 

Une autre source de confusion, l’individualisme est bien souvent le moyen de dénoncer une vision de la société très négative comme une compétition acharnée. Or quand nous avons besoin du collectif, nous avons surtout besoin des autres individus qu’ils s’adressent à nous pour nous créer comme individu, et pour que nous existions.

 

L’individualisme n’est pas une guerre des uns contre les autres c’est le résultat des relations humaines les plus riches. Il peut encourager l’innovation, la créativité, l’autonomie individuelle et l’entreprenariat. Certains estiment que l’individualisme est inhérent à la nature humaine et qu’il est difficile, voire impossible de revenir à des modèles collectivistes plus traditionnels.

 

C’est une erreur, une nostalgie d’une époque qui n’a jamais existée de croire dans une société collective qui serait le bien absolu de l’humanité dans son ensemble. Nous dépendons des autres pour exister comme individu.

 

dimanche 24 mars 2024

Sujet du Merc.27/03/2024 : PEUT - ON SE PASSER DE SPINOZA ?

 

       PEUT - ON SE PASSER DE SPINOZA ?

Ce texte est contre-intuitif et peut passer pour une vanne. Mais non, blague à part, il est une tentative de résumer des éléments utiles de la philosophie de Spinoza qu’il décline de façon cohérente, rationnelle, mathématique. Mais sommes-nous prêts à suivre sa démarche...?

 

Répondant à l’intitulé, certes on peut vivre sans Spinoza : il n’est plus depuis quatre siècles. Mais peut-on se passer de sa philosophie ? Certains l’affirment. Mais les pouvoirs établis peuvent en craindre des conséquences radicales. Peuvent également s’en défier et la combattre ceux qui, nombreux, entendent rester dans les rêves et s’illusionner. A contrario, pour ce qui nous concerne tous, ne faut-il pas se confronter au concret par la raison, avec rigueur et méthode ? Et ça, oui, c’est dur. Très dur. Le « peut-on » de l’intitulé signifie 1) soit qu’il est possible (ou pas) d’infirmer la philosophie de Spinoza, 2) soit qu’il est permis (ou pas) de le faire, quitte à en faire un sacré. Ici on entre dans le champ de la philosophie ; loin des dogmes, croyances et émotions incontrôlées.

 

Prenant la question à la base, il y a une simple constatation. Les hommes ne peuvent percevoir et concevoir le monde et les choses qui le composent que suivant leurs capacités propres et les représentations et concepts humains qu’ils en dérivent. (Le monde, lui, reste indifférent à tout cela.) D’une part, il y aurait la nécessité des causes qui ordonnent le monde, la nature : soit causes de ce monde (matérialisme), soit causes d’un autre monde au-delà de ce monde (idéalisme).  D’autre part, il y a la négation de l’existence du monde. A ce titre le solipsisme de Berkeley ne reconnaît-il pas son existence d’individu comme seule certitude ? Dans l’un comme l’autre cas, il s’agit d’axiomes non démontrables et opposés, mais indispensables à tout raisonnement parce qu’ils le fondent.

 

Ainsi, se plaçant dans la première acception du réel, Spinoza énonce les fondements de sa philosophie matérialiste. Elle est simple, mais il faut s’accrocher à chaque pas logique et s’en souvenir tout du long. Il énonce que pour qu’une chose puisse être perçue et conçue, il faut tout d’abord qu’elle soit. Eh, oui ! Et pour être, toute chose doit
1) soit être formée d’une autre chose (darwinisme),  
2) soit ne pas être formée. Oui ! Et si une chose n’est pas formée d’une autre, c’est qu’elle est « conçue en soi » et « par soi ». Ah ! Elle a donc toujours été, de tout temps et dans tout espace. Bien.

 

C’est donc reconnaître que cette « chose en soi » est tout, toutes les choses particulières formées d’autres choses. Ce tout est l’Un (Parménide). Il est. Et il ne saurait à la fois être et ne pas être. C’est une nécessité. Et c’est aussi reconnaître à la fois la permanence (l’éternel) et l’impermanence, le changement, l’évolution des choses en d’autres choses selon un enchaînement de causes (Darwin). C’est le déterminisme.

 

Ainsi, une chose « conçue en soi » veut dire cette chose dont rien à part elle-même n’est la cause de son être (et de son intelligibilité pour les hommes). Ceci est vrai parce que son contraire (ce qui n’est pas conçu en soi) a besoin d’une autre chose et du concept afférent à partir desquels elle peut être formée. Cette chose/concept « en soi » ne peut donc être que la condition de sa propre existence (et de son intelligibilité). Spinoza conclut que ce tout, l’Un, est l’« être en soi », « Dieu, c’est à dire la nature ».


C’est l’infini tant de l’étendue que de la pensée. Ainsi que d’une infinité d’autres attributs que l’esprit des hommes ne peut percevoir. L’infini était déjà l’« indéterminé », l’apeiron d’Anaximandre (-6e siècle). C’est aussi l’univers infini et donc sans borne de Giordano Bruno (15e siècle). Ce concept du monde lui valut le bûcher. En effet il ne saurait y avoir d’au-delà à l’infini univers, un lieu d’où le Dieu des monothéismes aurait pu le créer ex nihilo, à partir de rien (aucune chose) avant même que le temps ne fût. Ces religions contreviennent aussi tant à Parménide (une chose est ou n’est pas et ne saurait provenir de rien, le non-être) qu’à Lavoisier (« rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme »). Il n’y a pas de dieu transcendant.

 

Spinoza induit de ces acquis conceptuels que la nature est une substance intelligible que les hommes peuvent apprendre à connaître rationnellement en décryptant les lois qui ordonnent le monde, « Dieu, c’est à dire la nature ». En somme, pour lui, plus nous sommes savants et plus nous nous approchons du divin. Et les hommes étant des choses formées d’autres choses comme toutes les choses de la nature, il s’en suit   
1) qu’ils ne sauraient constituer un autre empire dans l’unique empire qu’est la nature (monisme) et         
2) que leur capacité à connaître rationnellement la nature vaut donc aussi pour la connaissance des hommes (parce qu’ils en font partie) et des affects qui les composent.

 

L’érotique de l’acte d’apprendre, c’est de trouver tout cela ! C’est la joie et la puissance qui permet aux choses singulières (dont nous faisons partie) de conserver et développer leur être. C’est le conatus. C’est la puissance de dieu, la nature. La nature est donc une entité auto-engendrée. Cet aboutissement du Traité théologico-politique valut proclamation du « herem » judaïque ou ostracisme radical envers Spinoza après une tentative d’égorgement. En effet, une fois propagée cette philosophie aurait été dévastatrice pour les dogmes monothéistes, les pouvoirs établis et la vie en société réglée sur leurs principes.

 

La conduite éthique de Spinoza découle de sa conception matérialiste et rationnelle du monde. Elle a pour principe « l’effort pour se conserver », ce qui est « la première et unique source de vertu ». C’est « la persévérance dans l’être » (conatus) de chaque individu. Or l’individu ne peut vivre seul. Non, ne devient-il pas une personne humaine dans son rapport réciproque aux autres en société ? Sa conduite prend une signification dans la relation à autrui et aux choses du monde en tant qu’il est une « chose formée d’autres choses ». Notamment par la communication et plus particulièrement par le langage.

 

Dès lors, dans cette relation à autrui, l’individu peut-il éluder la question du rapport à l’authentique, la vérité et l’universel ? Pas du tout. Les règles de l’« Ethique » sont de respecter la dignité de toute personne et donc la vérité. Il s’agit de traiter chacun de façon équitable en tenant compte de ses différences. Le mot « éthique » vient du grec « ethos » qui signifie manière de vivre ou conduite en société. Sachant que pour Aristote « l’homme est un animal politique », vivant en société.

 

La question de la liberté se pose en relation avec la nature dont les hommes font partie intégrante en tant que « choses formées d’autres choses » de la nature qui, elle, est la « chose en soi ». On voit que la philosophie de Spinoza est rationnelle, pertinente et cohérente de bout en bout. Et cela depuis son axiome de départ (cf §4 ci-avant) jusqu’aux parcelles de liberté humaine. Spinoza en induit que les hommes se croient libres pour la seule raison (cause) qu’ils sont certes conscients de leurs actions, mais le plus souvent ignorants des causes par lesquelles ils sont portés à agir et qui les déterminent. La connaissance rationnelle des causes donne les éléments de liberté, certes limités mais authentiquement réels et concrets, dont chacun dispose dans toute situation qui le conditionne par ailleurs.

 

Ces brins de liberté réelle acquis « en connaissance de cause » s’opposent à l’illusion du « libre arbitre ». Celui-ci repose sur deux présupposés illusoires :
1) une pure volonté autonome et indépendante des circonstances proviendrait d’un supposé pouvoir de détermination du corps par l’esprit, qui en serait donc distinct comme entité immatérielle, un fantôme et
2) la volonté humaine serait un pouvoir absolu d’autodétermination de l’esprit. Serions-nous donc de purs esprits ? La science du cerveau l’infirme. Non, pour Spinoza le monde est fait d’une seule substance (monisme), c’est-à-dire la nature qui se décline sous une infinité de variations. Ce sont les « attributs » de cette substance qui ensemble en constituent l’essence. Autrement dit, l’esprit et la matière ne font-ils qu’un.

A partir de ce concept réaliste de liberté se pose la question de l’organisation de la société. La fin de l’État serait-elle la liberté ? En effet sa fonction n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables soit à celle de bêtes brutes privées de ressources culturelles, soit à celle d’automates ou de robots. Tels que les humains actuels et futurs potentiellement réifiés par les « écrans » et par l’assistance voire la pseudo « amélioration » d’eux-mêmes issues de « l’intelligence artificielle » numérique. Au contraire, l’État est institué pour que le corps et l’âme (esprit) des hommes en société s’acquittent, en sûreté, de toutes leurs fonctions naturelles et nécessaires (Epicure). Ceci afin que les hommes usent d’une raison libre « pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse et pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres ». N’est-ce pas la condition de la seule réelle liberté qui puisse exister ?

 

Spinoza réalisa cette vérité dans son corps et son esprit en pleine connaissance de cause. Il manqua de peu d’être poignardé par un fanatique religieux et souffrit ensuite un ostracisme absolu de la part de sa communauté de croyants. Aujourd’hui la volonté du « libre arbitre » de multitudes d’hommes tombés en croyance et déshérence ne nous condamne-t-elle pas au même ? N’est-ce pas une nécessité éthique d’assumer des parcelles de liberté authentique par des actes fondés sur une réflexion préalable sur le réel ?
La liberté est ce processus qui permet de se frayer pas à pas des chemins de vérités. C’est un processus de libération, quels que soient les domaines où s’appliquent nos degrés de liberté. En priorité, l’État et les entreprises ont à trouver une place juste.

samedi 16 mars 2024

Sujet du Merc. 23/03/2024 : Le cas Nietzsche.

 

                               Le cas Nietzsche.  
  

Pourquoi un tel titre ? Qui aurait l’idée de dire « le cas Diderot », ou « le cas Platon ? ». Diderot et Platon forgèrent des systèmes philosophiques dont on peut suivre la progression, comprendre la cohérence. Nietzsche peut il être classé parmi les philosophes ? Et si oui où le situer ? En effet Nietzche est « bon » à tout. Comme le faisait rematraquer Kurt Tucholsky : « Qui ne peut se réclamer de lui ? Dis-moi ce dont tu as besoin, et je te fournirai une citation de Nietzsche (…) pour l’Allemagne et contre l’Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la littérature ». 
           

Peut-être est-ce pour cela qu’il est à la mode, que dis-je : qu’il est La Mode (avec Céline), avec le caractère apparemment contradictoire de son œuvre, qu’il ne faudrait considérer que dans une perspective spéculative, fondamentalement non conclusive. En effet, rien ne plait plus à notre époque que le « relatif », « l’incertain ». Et chez Nietzsche – a priori – on est servi !  

Mais, ne serait ce point oublier ce que lui, et nombre de ses contemporains, ressentirent comme la menace majeure de son époque : l’émergence des luttes politiques pour la démocratisation, la naissance de l’« ère des masses », les plaidoyers en faveur de l’émancipation du prolétariat, des femmes, des opprimés de toutes sortes. Il importe donc de mettre les mains dans le cambouis afin d’essayer de savoir, si au fond, consciemment ou non, l’œuvre de Nietzsche est si protéiforme que cela. 

+     Le premier Nietzsche est encore sous l’influence de deux imposants mentors, Schopenhauer et Wagner, il écrit la « Naissance de la Tragédie » (1872) dont on ne sait s’il s’agit d’un traité de philologie classique (Nietzsche est philologue) ou de critique musicale, comme le suggèrent la deuxième partie du titre (« à partir de l’esprit de la musique ») avec son vibrant hommage à Richard Wagner

Reprenant dans ce texte un pamphlet de Wagner de 1869 sur « le judaïsme dans la musique » dans lequel ce dernier décrivait les Juifs comme un peuple disséminé et sans lien avec une terre, Nietzsche répondait en décrivant l’existence socratique comme « déracinée du sol natal ». Nietzsche décrivait l’homme socratique s’acharnant vainement à fouiller le sol à la recherche de racines perdues, tandis que le « Juif cultivé » de Wagner était incapable « par sa nature » de participer de la vie spirituelle allemande. Nietzsche répondant : « Nous avons une telle confiance dans le noyau pur et vigoureux de l’essence allemande, que nous osons croire qu’il sera capable d’expulser cet élément étranger qui s’est implanté par la force ».
Socrate et les juifs : même combat ! Cela vient de Schopenhauer car, selon lui, leur religion et leur pensée propagent « l’infâme optimisme ». Cette foi selon laquelle il est possible de connaître le monde et de le transformer, cette idée que la morale repose sur la connaissance, et qu’il est par conséquent possible de dépasser la « vision tragique » d’un monde irrémédiablement mauvais, c’est, selon Schopenhauer et Nietzsche, une vision extrêmement dangereuse, puisqu’elle risque d’avoir des conséquences proprement révolutionnaires, et l’on connaît les réactions de Schopenhauer en 1848 et celles de Nietzsche lors de la Commune de Paris. « Rien n’est plus terrifiant qu’une classe barbare d’esclaves qui a appris à considérer son existence comme une injustice, et qui s’apprête à en tirer vengeance » (Naissance de la tragédie).

Plus tard, dans ses « considérations inactuelles », Nietzsche écrira : « Les masses me semblent mériter un regard de trois points de vue : comme pâles copies des grands hommes, faites sur du mauvais papier avec des plaques usées, puis en tant qu’elles offrent une résistance aux grands hommes, enfin en tant qu’outil des grand hommes ».     
       

+     Le second Nietzche. Avec « Humain, trop Humain » Nietzsche semble en effet brûler tout ce qu’il a adoré : il se fait critique implacable de la « teutomanie » (Deutschtümelei), du nationalisme exacerbé, avec sa conséquence logique, l’antisémitisme, qu’il critique également désormais. La France se voit réserver un rôle privilégié, comme en témoigne la passion de Nietzsche pour les moralistes français et pour Voltaire. Nietzsche, se révèle un adversaire acharné de la Réforme, parle en termes positifs de la modernité, de la science. Enfin, l’auteur d’Humain, trop humain va jusqu’à faire l’éloge des Juifs, qui sont désormais considérés comme éléments constitutifs de la « race européenne » qu’il appelle de ses vœux.      

Nous voici en plein désarroi ! Mais que cache Nietzsche ? Cette période « démocratique » ou « libérale » ne perd pas totalement de vue l’objectif principal de Nietzsche : celle de se prémunir contre les menaces révolutionnaires. Et, au fond la démocratie ne serait-elle pas un formidable instrument d’auto coercition ? C’est ce que Gambetta pensait à l’époque. : pourquoi le peuple se révolterait-il contre le système qu’il a lui-même mis en place et qu’il est supposé contrôler ? Bien entendu une démocratie avec un Etat !
Les anarchistes et autres gauchisants citent à l’envi la célèbre citation de Nietzsche sur l’Etat : « le plus froid de tous les monstres froids ». Mais n’oublions pas que cette critique est celle aussi de la pensée conservatrice et contre-révolutionnaire, qui voit dans l’Etat un prolongement du jacobinisme, et qui associe finalement centralisation, étatisme et socialisme. Une telle thèse a ses défenseurs tels : Tocqueville, Taine et Burckhardt, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines). 


+     Le troisième Nietzsche : avec « Ainsi parlait Zarathoustra, l’Antéchrist, Ecce Homo »  (1888 et suivants), Nietzsche parachève sa conception philosophico-politique. Ses partisans, lors des deux phases précédentes avaient tout loisir de détourner les yeux de ce qui pouvait les gêner. Maintenant Nietzche a vieilli, muri, il a assimilé l’époque nouvelle qui s’est ouverte en Allemagne, à l’Europe.         
Ses partisans (il y en a encore), heurtés par la violence des propos vont parler de « métaphores » : qu’on en juge. « « Si l’on veut des esclaves – et ils sont nécessaires – on ne doit pas les éduquer comme des maîtres », « Périssent les faibles et les ratés et il faut même les y aider. Le malade est un parasite de la société. Arrivé à un certain état il est inconvenant de vivre plus longtemps. Les médecins, de leur côté, seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris, — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût…Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige qu’on écarte et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente — par exemple en ce qui concerne le droit de procréer, le droit de naître, le droit de vivre…

Mais Nietzsche n’est pas un « prophète isolé ». A son époque ces idées se retrouvent chez Constant, Guizot Treitschke ; ce dernier, historien « national-libéral », insiste sur la nécessité qu’il y a à ce que des millions de travailleurs travaillent la terre, le fer ou le bois afin que d’autres puissent se livrer à la recherche, à la peinture, à la poésie. L’historien oppose une « aristocratie naturelle » aux « brebis égalitaires », et attribue la rébellion contre les fatalités de cet « ordre naturel » à l’envie et à la cupidité des classes pauvres. A vrai dire, la compilation de telles idées au XIXe siècle serait une tâche considérable : on les retrouve toutes chez Nietzsche, exprimées avec une incomparable radicalité : cela suffit-il à ne pas les y reconnaître
comme telles ?          


+     Notion de vérité et de raison dans l’œuvre de Nietzsche : 

dans « Par-delà le bien et le mal », Nietzsche repousse l’idée que la nature serait régie par des lois naturelles (Gesetzmässigkeit der Natur) que la science mettrait au jour comme n’étant ni « un fait ni un texte, mais un arrangement naïvement humanitaire des faits, une torsion du sens, une flatterie obséquieuse à l’adresse des instincts démocratiques de l’âme moderne », l’égalité de tous devant la loi naturelle n’étant autre qu’une manifestation de la « haine populacière contre tout privilège et tout despotisme » . 

La mise en question radicale de la notion de vérité, avec pour corollaire le refus d’une communauté fondée sur la raison, culmine chez Nietzsche dans sa célèbre remarque de l’Antéchrist, qui voit dans Pilate la seule figure digne d’être honorée dans tout le nouveau Testament, pour ce mot « Qu’est-ce que la vérité ? », ce que Nietzsche qualifie de « noble raillerie d’un Romain, devant l’abus impudent que l’on fait sous ses yeux du mot “vérité” ». C’est ainsi que l’épistémologie nietzschéenne est là pour renforcer et soutenir le complexe de la conception de l’homme et du monde du philosophe : « destruction » de la morale traditionnelle, stigmatisée comme « morale des esclaves » et « morale du ressentiment », Nietzsche, au fil de ses œuvres, se livre également à une critique de l’épistémologie rationaliste qui, à ses yeux, est responsable des aspirations révolutionnaires (une remarque de « Par-delà la Bien et le Mal » voit en Descartes le « père du rationalisme, et par conséquent le grand-père de la Révolution »).  

       
Au terme de ce survol rapide du corpus nietzschéen il est aisé de comprendre qu’à la différence de ses prédécesseurs c’est un auteur qui ne s’inclue pas dans l’histoire de la philosophie et dont les connaissances d’œuvres philosophiques autres que celle – peut être de Schopenhauer – reste absentes ou lacunaires. En fait Nietzsche reste comme un « polémiste superficiel » au milieu de son temps qui en comportait tant. 

Au final, Nietzsche peut faire sienne cette citation de Joseph de Maistre, qui déclare avoir vu « des Français, des Italiens, des Russes, mais jamais d’homme, cette notion abstraite ». 

On réfléchira au pourquoi de sa résurrection au début des années 60, par l’extrême droite ET la gauche intello-structuraliste : Bataille, Deleuze, Foucault, Derrida… Du Heidegger pour les nuls ?  Qui sait ?...                                                 A suivre !

dimanche 10 mars 2024

Sujet du 13/03/2024 : L’épicurisme de Lucrèce.

 

L’épicurisme de Lucrèce.     
      
Comme l'a écrit Jostein Gaarder dans le Monde de Sophie (Éd. Du Seuil, 1995), les atomistes de l'Antiquité ont eu le génie de professer que l'univers entier est une sorte d'immense Lego. Démocrite (5e s. av. J.-C.), Épicure (3e s. av. J.-C.), Lucrèce (1er s. av. J.-C.) disent tous trois que l'univers est un tel jeu ; que l'être est un et – tout à la fois – sporadique ; que la naissance est composition et la mort, désagrégation ; que d'imperceptibles éléments de construction – éternels et immuables – se combinent puis se dissocient au gré de leur agitation incessante dans le vide immense.

En tant qu'explication rationnelle des phénomènes qu'il nous est donné d'observer, l'atomisme apparut également en Inde (5e s. av. J.-C.) et s'est développé en terre d'islam (8e-12e s. de notre ère  -  Ibn Sīnā, Fahr ad-Din, ar-Razi) : preuve que cette intuition de l'essentielle discontinuité de tout ce qui est ne fut pas une simple rêverie philosophique parmi d'autres.          
           
Lucrèce nous est connu par son poème, le De rerum natura. Ce long poème, d’environ 2000 vers expose la doctrine épicurienne de l’univers, avec une clarté à laquelle les philosophes grecs ne nous avaient pas accoutumés. Nous y trouvons des formules désormais célèbres, préfigurant les principes de conservation de la physique moderne : « Rien ne surgit du néant, rien ne se perd », «la somme des mouvements des atomes est constante ».   

 

Le De rerum natura est dédié à un certain Memmius : «  Je veux te révéler,  ô  Memmius,  les principes de la matière, te montrer où la nature puise les éléments dont elle crée toutes choses, les nourrit et les fait croître, où elle les ramène de nouveau après leur mort et leur dissolution : ces éléments, nous les appelons ordinairement corps générateurs (genitalia corpora), ou semences des choses (semina rerum), leur donnant également le nom de corps premiers (corpora prima), puisque c’est à eux les premiers que tout doit son origine ». Lucrèce n’emploie pas le mot « atome » (athomus ou atomus en latin), mais il s’agit bien des atomes.  (v. 56 à 61.)        

 

Lucrèce va réfuter successivement les principales doctrines opposées à l’atomisme : Anaxagore était partisan de la divisibilité à l’infini. Héraclite quant à lui affirmait que l’élément premier était le feu.  Anaximène et Thalès et la doctrine des quatre éléments d’Empédocle.

 

« En premier lieu ils expliquent le mouvement tout en excluant le vide de la matière et ils acceptent l’existence de corps mous et peu denses, de l’air, du soleil, du feu, de la terre, des animaux, des végétaux, sans pourtant inclure du vide en leur substance ; ensuite ils n’admettent aucune limite à la division des corps, aucun arrêt à leur fractionnement, aucun terme à la petitesse des choses.

 

Enfin, si la matière était constituée de quatre éléments… alors, chacun d’eux, dans un quelconque assemblage, laisserait paraître sa propre nature, et l’on verrait simultanément l’air mélangé à de la terre, et le feu à la rosée ».

 

Lucrèce : « La matière est formée d’atomes tous faits de la même substance.  Les différents aspects de la matière s’expliquent par les positions des atomes dans les combinaisons, et par les mouvements qu’ils ses communiquent mutuellement. De même qu’un ensemble de lettres, combinées différemment, forment des mots de sonorités et de sens différents ».


« Quelle cause, se demande Lucrèce, a répandu parmi les grandes nations l’idée de la divinité, a rempli d’autels les villes, et fait instituer ces cérémonies solennelles dont l’éclat se déploie de nos jours ? »

  « En ces temps éloignés, les mortels…

    ... observaient aussi le mouvement des astres,

    Le retour des saisons, dans un ordre immuable,

    Qu’ils ne pouvaient en rien expliquer par leurs causes.

    Leur seul recours fut donc d’attribuer tout aux dieux,

    De tout interpréter comme un signe divin.

   

    Ô race infortunée des hommes, qui prêta

    Aux dieux de tels pouvoirs, d’effrayantes colères !

    Que de gémissements pour vous, pour nous combien

    De souffrances, pour nos enfants combien de larmes ! »

 

Pour Epicure, les dieux existaient bien mais ils étaient étrangers à notre monde et à sa création. On pouvait prendre modèle sur leur bonheur, leur sérénité, mais il était inutile de les prier et absurde de les craindre. Pour Lucrèce la piété des prêtres et du vulgaire est inutile. Le but est d’éprouver la sérénité de celui que rien ne vient troubler parce qu’on le méconnait, car l’atomisme est l’outil suprême de la connaissance qui conduit à l’ataraxie (absence de troubles):

 

  « La piété ce n’est point se recouvrir d’un voile,

    Tourné vers une pierre ou courant les autels,

    Ni se mettre à genoux, ni s’allonger par terre,

    Mains tendues ; ce n’est pas inonder les autels

    Du sang des animaux, ni faire vœux sur vœux :

C’est pouvoir, l’âme en paix, contempler toutes choses ! »        
           
« Et par là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux ».

           
Si Lucrèce reste un épicurien radical il apporte des ajouts précieux à la question de l’âme dans les chant II et IV de son poème :

Elle est corporelle : elle est constituée, comme chez Démocrite et chez Épicure, de particules matérielles différant par leur finesse et leur forme presque sphérique de celles du corps organique qui l'abrite. Puisqu'elle est une partie du corps, l'âme, nécessairement, est mortelle. Toute sensation et toute douleur disparaissant dans la mort, la mort n’est donc pas à craindre.

À ce sujet, Lucrèce fait intervenir des arguments complémentaires :        

·       1°/ le passé est le miroir de l'avenir (rien ne nous a touché de ce qui est arrivé avant notre naissance; pourquoi donc serions-nous affectés par ce qui surviendra après notre mort ?)

·       2°/ s'il y a renaissance et re-combinaison des atomes constituant notre corps, nous ne nous souviendrons de rien car il y aura eu rupture dans la chaîne de nos souvenirs.

·       3°/ les craintes touchant la privation de sépulture sont absurdes : celui qui tremble en se représentant déjà le démembrement de son cadavre par les bêtes fauves se projette en imagination à côté de son propre corps mort ; il se dédouble et il suppose à son insu, non sans une certaine mauvaise foi, qu'il survivra quelque chose de lui dans la mort.                                                                                                                                                                               
Définir la vie comme usage et non comme propriété n’est pas anodin et tend à rattacher le vivant à la nature : parce que la vie n’est qu’un prêt fait par elle aux individus, elle doit être rendue et ne saurait être préservée. Si la vie doit être reprise, alors même la civilisation ne pourra soustraire de façon permanente les individus à la mort. L’échec des religions, de la médecine, des rites funéraires et des remparts des villes, de la famille et de toutes les institutions et productions sociales face à la maladie paraît bien souligner que, malgré ses tentatives pour constituer un monde parallèle et distinct du monde naturel, à savoir le monde social, l’humanité ne peut échapper à la mort qui est la loi commune, c’est-à‑dire qu’au fond elle ne peut échapper à son ancrage matériel.   
           

Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

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