lundi 6 juin 2016

Sujet du Merc. 8 Juin : Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ?



         Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ?    
  
Lorsqu’elle comparaît devant Créon, son oncle devenu le nouveau maître de Thèbes, Antigone ne songe nullement à nier les faits qui lui sont reprochés. Elle reconnaît même être hors-la-loi au regard des règles établies dans la Cité. Mais elle nie, en revanche, être moralement coupable et revendique hautement la légitimité de son geste, se plaçant du même coup au-dessus de la loi des hommes. Créon, de son côté, en jugeant Antigone coupable et en la condamnant à mort, identifie implicitement ses propres décrets à la norme du juste et de l’injuste, et son autorité de tyran au fondement même du droit. Or, le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ? 

Antigone a-t-elle raison d’invoquer, comme elle le fait, des « lois non écrites, celles-là, mais intangibles », qui ne seraient « ni d’aujourd’hui, ni d’hier, mais en vigueur depuis l’origine, et que personne n’[aurait] vu naître » ? Le problème n’est évidemment pas seulement de savoir si, en fait (c’est-à-dire dans la réalité sociale, politique, historique), le juste et l’injuste ne sont jamais définis et distingués que par convention (simple question de fait : quid facti ?). Il est surtout de savoir s’ils peuvent et doivent l’être en droit, c’est-à-dire par essence ou par principe. 
Cette question de droit ou de principe (Quid juris ?) est au fond la seule qui nous importe ici, la seule qui soit philosophiquement pertinente. Puisque, en tout état de cause, une notion du juste et de l’injuste fondée sur des conventions ne pourra jamais valoir que ce que valent ces conventions elles-mêmes. Faut-il alors penser le juste selon la loi, ou concevoir la loi selon le juste ? Que vaudrait la loi, si elle se réduisait à une simple convention ? N’y a-t-il de lois que positives ? 

Le juste et l’injuste ne sont-ils donc que des valeurs « d’établissement », selon l’expression de Pascal ? La question nous confronte, semble-t-il, à un dilemme. Peut-on vraiment, à propos du juste et de l’injuste, parler de conventions, d’institutions, de valeurs simplement établies par les hommes, sans tomber dans l’arbitraire et le relativisme ? 
Mais, inversement, peut-on parler de « lois non écrites », comme le fait Antigone, sans devoir recourir à une religion, c’est-à-dire à une foi irrationnelle ; ou bien à un savoir certes rationnel, philosophique, mais d’essence métaphysique, avec tout ce que cela peut comporter d’incertain et de risqué, de problématique, voire de chimérique ?

Légalité ne rime pas toujours avec légitimité (pensons au Code noir, aux lois de Nuremberg, aux lois de Vichy, etc.) : certains régimes institutionnels ne sont en réalité que des « désordres établis ». Or, si des lois positives peuvent être légitimement dénoncées comme injustes, cette possibilité morale exige d’être fondée. 

D’où la recherche d’un principe universel et constant, d’une norme intangible et absolue, d’un étalon immuable et véritable du juste et de l’injuste. Certains régimes institutionnels ne sont en réalité que des « désordres établis ». Or, si des lois positives peuvent être légitimement dénoncées comme injustes, cette possibilité morale exige d’être fondée. D’où la recherche d’un principe universel et constant, d’une norme intangible et absolue, d’un étalon immuable et véritable du juste et de l’injuste.

Peut-on alors penser le Juste comme un universel objectif et transcendant, c’est-à dire transcendant à la Cité ? 
Peut-on fonder la distinction du juste et de l’injuste dans un ordre de valeurs préexistant à la Cité, antérieur et supérieur à la volonté et aux institutions des hommes ? 
Deux hypothèses sont envisageables : un tel fondement peut être d’ordre naturel, ou bien d’ordre surnaturel – un fondement en nature ou un fondement en Dieu. S’il existe des lois « non écrites », sont-elles des lois divines (des commandements religieux, surnaturels, comme c’est précisément le cas pour Antigone), ou bien des lois naturelles (les principes d’un ordre cosmique objectif et substantiel) ?


  • Examinons d’abord la thèse du fondement théologique de la distinction du juste et de l’injuste, l’idée d’une législation divine. Écartons d’emblée l’hypothèse de la rationalité de cette loi. Si la Loi divine est conçue comme rationnelle, ne se confond-elle pas avec la loi naturelle, c’est-à-dire avec une loi immanente à la nature, quel que soit le concept que l’on se fasse par ailleurs de cette nature ? Mais, inversement, poser des normes transcendantes, divines, surnaturelles, renoncer à la loi naturelle, n’est-ce pas renoncer à la raison, renoncer à comprendre les valeurs ou, pire, renoncer à les connaître ?


De fait, la fondation théologique de la distinction du juste et de l’injuste nous confronte immédiatement à deux difficultés majeures, qui sont d’ailleurs intimement liées : l’une qui tient à l’irrationalité intrinsèque de son fondement, l’autre qui tient au rapport d’« hétéronomie » ( contraire d’autonomie) absolue qu’elle instaure entre la Loi et le sujet qui lui est soumis.

Si la Justice découle d’une législation divine et transcendante, comment peut-elle être intelligible et accessible à l’homme ? L’homme pourra-t-il la connaître sans l’événement miraculeux (et donc forcément singulier, exceptionnel, partant imprévisible et irrationnel) de la Révélation ou de la Grâce ? Pire encore, si Dieu est le fondement de l’autorité de la Loi, et la Foi le fondement de l’autorité de Dieu aux yeux du fidèle, n’est-il pas clair qu’on tombe dans un cercle logique ? Toute religion révélée s’enferme nécessairement dans ce « cercle de la Foi » : la Loi de Dieu ne vaut que pour autant que nous ? Toute religion révélée s’enferme nécessairement dans ce « cercle de la Foi » : la Loi de Dieu ne vaut que pour autant que nous croyons qu’elle vaut !


  • Si la justice découle de la faculté législatrice de l’humanité en général cela implique, semble-t-il, des conséquences théoriques majeures du point de vue d’une philosophie universelle du droit. Ne permet-elle, en effet, pas de définir certains principes structuraux  de justice, principes antérieurs à toute loi instituée et même à tout contrat social fondateur ? Donc, une sorte de « loi naturelle », si l’on veut, mais conçue comme inscrite dans l’humanité, comme inhérente à la « nature » si paradoxale de l’homme, cet être de culture : une loi « connaturelle » à un être dont la nature consiste précisément à ne pas avoir de nature, à un être capable de se définir lui-même en s’éduquant, bref à un être qui n’est pas simplement déterminé et régi par la Nature, où il n’a d’ailleurs nulle part sa place marquée. Une telle « loi » impliquerait nécessairement :

     1) la reconnaissance et donc le respect de la liberté, c’est-à-dire de la capacité d’autonomie présente en tout homme ;
     2) la reconnaissance et donc le respect de l’égalité des hommes dans cette capacité, qui serait fondement a priori d’un principe d’isonomie (règle d’égalité).

Deux principes cardinaux et structuraux qu’on peut aussi bien qualifier de « droits subjectifs » de la personne, de « droits naturels de l’Homme » ou « de l’Humanité », et qui suffisent, à eux seuls, à réfuter la thèse d’une inégalité naturelle (raciale ou autre) parmi les hommes et à ruiner, par exemple, la théorie d’un esclavage fondé en nature. Il y aurait place ici, nous semble-t-il, pour une véritable « déduction transcendantale » des droits universels de l’Humanité, c’est-à-dire des principes a priori d’un « Droit naturel », dont la présence et l’activité d’une faculté législatrice « dans des êtres qui reconnaissent [une] loi comme obligatoire pour eux » (Kant) prouvent non seulement la possibilité, mais aussi la réalité objective. Comment, en effet, ne pas voir dans les Droits de l’Homme des principes. Comment, en effet, ne pas voir dans les Droits de l’Homme des principes structuraux ou transcendantaux, aussi nécessaires qu’incontestables en tant que conditions universelles a priori de la capacité effective de tout homme à se donner des lois ?

Ainsi peut-on faire de l’homme la « mesure de toutes choses » en matière de justice et d’injustice, sans pour autant tomber dans le positivisme et le relativisme, sans pour autant tomber dans l’arbitraire. 

On sait maintenant en quoi et pourquoi l’héroïne de Sophocle est fondée à récuser le jugement de Créon. Car c’est le point de vue d’Antigone, pour peu qu’on le débarrasse de ses présupposés culturels et de ses accents religieux ou affectifs, qui est finalement le plus universel, le plus proche de l’humanité raisonnable. 

A Créon affirmant : « Tu es la seule, à Thèbes, à professer de telles opinions. », elle répond avec une grande lucidité : « Tous ceux qui m’entendent oseraient m’approuver, si la crainte ne leur fermait la bouche ». Et désignant le chœur – qui symbolise toujours la conscience collective de la Cité dans la tragédie grecque – elle ajoute : « Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres. ». Face au tyran qui la condamne à mort pour avoir préféré son frère à la cité, elle pressent qu’elle pourrait partager son intime conviction avec l’humanité entière. Elle aperçoit l’idéal d’une fraternité plus haute. Et Créon lui-même, bien malgré lui pourtant, et pour son propre malheur, Créon le maître absolu de Thèbes devra finalement l’admettre :
Créon : -« Hélas ! je me dédis, non sans peine, mais il le faut. […] Ainsi, je me suis déjugé. Cette jeune fille que j’ai mise aux fers, je vais la délivrer moi-même. Le mieux, je le crains fort, est de respecter, jusqu’à la fin de ses jours, les lois fondamentales. » (Sophocle, Antigone, Cinquième épisode). 

F. Renauld, 2006

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