dimanche 11 février 2018

Sujet du Merc. 14/02 : Sartre, « L’ENFER, C'EST LES AUTRES » ?



Sartre, « L’ENFER,  C'EST  LES  AUTRES » ?


                Mots-clés : hommes, observateur, cause, savoir, autrui, je, conscience, relation, monade, narcissisme, méthode, discours, langage, structure, adaptation, dignité, relativité, relativisme.

 

L'intitulé semble évident. Son apparente banalité ferait que notre analyse s'arrêterait là. L'autre n'est-il pas cette perpétuelle entrave qui me prive de la liberté « qui m'est due » ? Ou, au contraire, l'autre ne serait-il pas cause réciproque de mon existence en tant qu'homme et de celle de tout un chacun ? Plus encore : autrui n'est-il pas cause de la possibilité même de me savoir être humain ? Spinoza annonce qu'il s'agit de « connaître les causes qui nous déterminent ». Cette conscience de soi et des autres par le processus d'émergence de la pensée autoréflexive au contact d'autrui n'est-elle pas propre à l'espèce, alors que les animaux agissent par instinct sans avoir la conscience d'exister ? En fait, « je » me fais homme en tandem réciproque avec les autres. Encore faut-il maintenant le prouver par les faits et une argumentation : la méthode.

 

Euh, comment faire ? Ben vous avez raison, René : en philosophie rien ne va sans méthode (Descartes). On va au fondement, à la racine des choses en expliquant les choses par les choses comme l'annonçaient Aristote, Epicure et d'autres. On commence donc par les réunir : ce sont toutes les choses les plus variées, les faits probants et pertinents par rapport à l'objet envisagé dont on a au préalable précisément défini les limites. Mais il faut absolument éviter de s'enfermer a priori dans une hypothèse quelconque (intuition) sur l'objet et en plus s'y tenir mordicus jusqu'à obtention de la preuve du contraire, son invalidation. Newton, scientifique et philosophe s'il en est, est explicite à cet égard : « hypotheses non fingo », « je ne fais pas d'hypothèse » (« Principes mathématiques de la philosophie naturelle » : appréhension philosophico-scientifico-mathématique des choses). Pourquoi ? Parce qu'elle a toutes les chances de s'avérer fausse. Et cela à l'issue d'une longue étude sur cette base où nous aurions perdu notre temps. Et suivant cette méthode, après cela nous recommencerions avec une autre hypothèse qui s'avérerait tout aussi fausse elle aussi. C'est l'assez vaine méthode de Carl Popper dans laquelle nous baignons depuis les années 60 : chacun y va de sa petite hypothèse personnelle et on n'avance pas, ou si peu !

 

Une fois obtenu au « tamis » le tri des faits avérés et pertinents, la raison en dérive par induction le principe qui explique l'objet en question. C'est ce qu'est censée faire la philosophie. On voit que le processus est exigeant. Concernant l'intitulé, prenons sept (nombre sacré!) exemples factuels pertinents.  Un étudiant m'affirmait que le suicide est l'expression ultime de sa liberté. N'est-il pas plutôt l'expression de sa parfaite aliénation narcissique, aujourd'hui devenue commune (Christopher Lasch), par l'idée fausse qui consiste à s'imaginer, en dépit des faits, que l'individu serait une parfaite monade émergeant du néant de sa propre volonté sans antécédent humain aucun ? Comme s'il jouissait de son propre fait d'une liberté absolue. Celle d'une venue au monde issue de nul parent et assortie d'une dotation de liberté innée, tel un Adam adulte accompli créé ex nihilo par un dieu imaginaire. Il n'y a alors même plus un pas à franchir pour que l'individu-roi s'imagine s'être créé lui-même comme le ferait le dieu qu'il croit être devenu. L'individu-dieu se considère alors en mesure d'exercer sa liberté suprême de s'ôter la vie. Il nie ainsi la réalité d'être né de cellules sexuelles de deux êtres humains. Le déni d'humanité est à son comble.

 

Ensuite à notre naissance comme authentique prématuré, ne faut-il pas immédiatement être accueilli par au moins un autre être humain transmetteur du patrimoine social et culturel du passé de l'humanité ? Le nouveau-né ne devient homme que progressivement par le processus dialectique des relations qu'il tisse avec les autres pour devenir autonome vers l'âge de sept ans. A contrario, il mourrait seul et abandonné. Ou il serait un « enfant sauvage » dont les centaines de milliards d'interconnexions neuronales n'auraient pu s'établir dans l'absence de rapports humains qu'il n'aurait pas vécus. Quoi qu'on fasse, un tel enfant ne pourrait jamais parler et se comporterait à jamais comme les animaux qui l'auraient accompagné. En outre, l'homme adulte qui se prétendrait pure monade indépendante ne saurait être ce qu'il est devenu sans les soins, les relations en société avec les autres et sans l'éducation qu'ils lui prodiguent. Même l' « enfer » qu''ils lui prodigueraient, si tel était le cas, serait l'élément indispensable à son identité humaine.

 

Finalement, son caractère humain se dissiperait s'il était privé de tout contact avec d'autres hommes par mise en isolement et par privation sensorielle. Le cas est exemplaire des Bader & Meinhof emprisonnés dans ces conditions au cours des « Trente glorieuses » d'une Allemagne triomphante aux relents encore nazis. En effet, ne s'agissait-il pas de priver des hommes de leur dignité (Kant) et de leur faire perdre jusqu'à la conscience d'eux-mêmes ?

 

Quelle explication générale et donc philosophique tirer de ces faits ? On voit que la conscience d'un individu de son humanité ne peut s'obtenir que dans le rapport à l'autre et réciproquement. Mais cet objet que sont les hommes, peuvent-ils eux-mêmes l'appréhender en soi ? Certes pas : toute définition des limites et caractéristiques d'un objet est arbitraire comme participant d'une convention entre ses auteurs, ces « autres » qui se recréent sans cesse par leurs échanges mutuels. En effet, l'homme n'a pas de nature ni de vérité intangibles. Bien que celles-ci soient mouvantes et donc jamais que partiellement accessibles, ensemble nous sommes néanmoins capables d'énoncer certaines affirmations. C'est l'énonciation d'un « discours ». Ainsi pour être un objet d'appréhension, l'homme doit faire l'objet du discours d'observateurs qui par là le créent, lui donnent une forme particulière, une structure (hylémorphisme d'Aristote).

 

Le discours à son tour nécessite une formalisation par le langage. Lui aussi n'émerge que dans la relation à l'autre. Mais au prix d'une nouvelle distance à l'objet étudié, le langage ne décrivant qu'approximativement le réel. N'est-ce pas là une nouvelle confirmation que la conscience de soi et du monde nécessite ce rapport aux autres. L'homme fait alors de sa personne l'objet de son discours. Du coup il existe dans sa conscience et il se sait être. Il acquiert la pensée autoréflexive. Je ne serais pas homme si les autres n'existaient pas ou, plus prosaïquement, s'ils refusaient d'entrer en relation avec moi. Pour parvenir à cet exploit qu'est la capacité de se savoir être, il faut donc bénéficier des regards des autres. Je suis et je le sais par les regards des tu. Il faut, peu à peu, tisser les liens qui sont notre véritable personne. Il n'y a rien d'autre qui nous fonde.

 

Les autres sont ma condition d'existence et, dès lors, ne sauraient fondamentalement être mon « enfer ». Sauf, et cela est crucial, à refuser d'entrer en rapport avec moi dans la société. Comme cela se pratique réciproquement entre certaines classes sociales, avec les gens des banlieues ou des gens démunis. Il y a alors mensonge et humiliation, fomenteurs de violence ou de fanatisme, car la condition première de tout échange est le respect de la dignité de l'autre. Respecter l'autre, c'est le considérer comme partie de soi puisque je suis les liens que je tisse avec d'autres. On voit que l'éthique ne consiste pas à formuler des préceptes à la Kant qui tombent d'en haut. Non, elle est la conséquence de la prise de conscience de ce que nous sommes et de ce qui nous fait. A cet égard, les technologies de l'information, où les autres sont comme impalpables, travestis et absents du contact humain soutiennent une déshumanisation. De même, naître d'un ventre loué à un prix, c'est perdre toute dignité humaine et devenir une chose.

 

Revenant au discours et au langage, nous les concevons entre nous en nous faisant mutuellement hommes. Contrairement à une croyance générale, tout langage et tout discours ne mettent donc pas en relation que le locuteur posant un questionnement et l'objet en question. Non, deux pôles supplémentaires entrent en jeu dans un processus dialectique d'interrelations fortement imbriquées et à rétroactions entre quatre pôles plutôt que deux. Dès lors la « vérité » ou une connaissance (objectif des sciences et de la philosophie) n'est pas la représentation conforme de l'objet par le locuteur, mais bien ce qui émerge des relations entre les quatre pôles. Cela n'est généralement pas reconnu, ni compris dans toutes ses implications. Outre l'objet questionné et le locuteur, deux types d'interlocuteurs sont concernés dans tout discours : d'une part, ceux qui ont produit quelque connaissance que ce soit sur l'objet et, d'autre part, tous ceux qui expriment une opinion sur lui. Le discours en est le fruit qui exprime la meilleure forme de vérité humainement possible du moment, sachant par ailleurs que la définition de tout l'objet est nécessairement arbitraire (cf plus haut) comme résultat d'une convention ajustée entre les trois autres pôles qui le cernent. Pour ces raisons, il n'est pas possible d'atteindre l'objet en soi mais seulement d'en avoir une connaissance humaine incomplète du moment. La recherche de connaissances par les hommes est un processus dialectique d'évolution et d'adaptation progressive dans le temps (Darwin, Piaget).

 

interlocuteurs                                        interlocuteurs

disposant de savoirs                    à opinions

                                         \           /

                                           \  /      

                                           ̸       \

                       objet                      locuteur

             en question

                                     

Il est donc vain de rechercher des vérités absolues et définitives à la Parménide ou Platon pour lesquelles nous lutterions en fanatiques en nous faisant l'« enfer » des autres et des autres notre « enfer ». Cela est commun, mais évitable si l'on comprend les fondements et les conséquences de ce que l'on vient d'exposer. En effet, jusqu'à un certain point, « les hommes sont la mesure de toutes choses » (Protagoras) et, en outre, nous ne devenons nous-mêmes que dans le rapport aux autres. Cette relativité est le contraire du relativisme destructeur de la raison pour lequel tout se vaut, véritable « enfer » nihiliste de tous.

 

Il faut se poser une dernière question. L'opinion commune est que René Descartes aurait atteint les fondements de l'homme. Il s'est enfermé seul avec lui-même dans un « poêle » pour tout passer au crible du doute systématique. Pour René, un discours de vérité n'a que deux pôles : le « je » du locuteur et l'objet en question. Sa quête se limite à trouver une évidence capable de résister à toute mise en doute, y compris celle du message de nos sens. C'est pourquoi il reconnaît avec justesse que ni l'existence des choses ni la nécessité des démonstrations scientifiques ne résistent à l'épreuve du doute. Mais la première certitude qui résiste au doute est celle de sa pensée, le fait qu'il est en train de faire cette recherche : cogito, « je pense ». Or, pour que le doute puisse avoir lieu il faut d'abord quelqu'un qui doute : le doute suppose la pensée, qui suppose à son tour un sujet existant qui la pense. C'est le « Je pense donc je suis ». La présence immédiate à soi du sujet pensant, c'est-à-dire la conscience, devient ainsi le fondement de toute vérité possible. Mais René s'arrête au « je » sans se demander d'où provient ce « je » humain auto-réflexif : du monde, des autres et de moi-même ensemble en relation formant un système interconnecté à rétroactions multiples. Ce sont là précisément les quatre pôles précités. (Y a-t-il un enseignement à en tirer pour nos échanges au « café-philo »?)

 

Sa réflexion est à la source de la fécondité de sa méthode d'analyse de chaque objet en parties aussi élémentaires que possible. Mais elle omet l'essentiel : la mise en interaction rétroactive des divers éléments d'une structure fait apparaître une réalité qui n'était présente dans aucun de ses éléments. Cela, Aristote le savait déjà : l'hylémorphisme est l'armature de sa philosophie. Cette conception prend tout son relief et sa puissance explicative dans les quatre pôles de tout discours de vérité. Il  s'agit de comprendre comment la mise en relation des éléments d'un objet crée un « tout » qui n'est pas seulement leur somme. Aujourd'hui, cela se nomme « analyse de système » et conduit aux modèles informatiques qui saisissent par les mathématiques les divers éléments de l'analyse pour les intégrer dans des algorithmes qui en constituent la structure.

                     

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